samedi 4 juillet 2015

La mouche du coach


On y est presque! Mon J-14 a été source de petits bonheurs.
Tant de ballons écrasés
et enfin, deux petites pédales
à pousser jusqu'au sommet.
Un vent de liberté me redonne l'air qui me manquait,
le sentiment de revenir parmi les vivants. En selle!


Je suis l'infirme de passage la plus plainte de mon lopin d’intimes. Chacun m’envoyant sa mélopée avec plus ou moins d’intense sensibilité. Jamais une, jamais un pour manquer la petite occasion de me remercier de l'avoir fait à sa place. Ça non, on ne m'envie pas dans mon Landernau! 

Remarquez... moi non plus. A votre place, je ferais tout pareil; j’adopterais mon regard peiné de bonne-soeur et me servirais un bon « ma pôv! » de derrière les bénitiers, ou la moue du sujet à l’occlusion intestinale imminente pour me livrer un « c’est con c’qui t’arrive », le regard planté vers le genou coupable. Ah j’ai mieux! Je goûte encore la petite touche pertinente de l’indécrottable bedaine-binouze-banquette croisée à la sortie du cabinet médical de l'interne-pas-fini qui m'avait pourri la plaie (cf: Régime sans liquide et à l'arrache). Le genre capable de vous claquer sans prévenir le « toutes façons, moi, j’ai toujours dit, le ski c’est un truc d’allumés qui se la racontent sensations fortes et tout ça… Là j’dis pas ça pour toi mais… »

… Mais un peu quand-même.

En vrai, c’est pire. Un maelström de tout ça. Des fois, je me demande comment je tiens. 
Comment je fais pour supporter l'intrusion quotidienne d'un, deux, trois kinés sur mon transat au soleil, mon fauteuil cathodique, mes journées zéro activités à me laisser pousser une bouée ? Et comment je fais pour demeurer stoïque quand une athlète des sommets passée avant moi par le même bistouri, demande à son coach, faussement innocente, si je porte une prothèse pendant que je me tue à slalomer avec dignité entre les piquets d'une piste de course-relais. Pas forcément gagné, à J-14, de ranger mon genou défectueux à la remise de ma mémoire corporelle.
Une prothèse! Sans déconner. Est-ce que je lui demande, moi, si elle s'achète ses mollets et ses cuissots chez Big Jim Bazar.
On en reparle à J-60 la Walasiewicz.  En Griffith-Joyner je reviendrai détrôner la bête.

Comment je fais en attendant? Je résiste.
En même temps que je découvre le monde au ralenti. A la façon d’une mouche regardant défiler son slow-motion. Il était temps que l’on s'aperçoive enfin que ces petites espèces inutiles qui ont le principal don de nous agacer, envoient un nombre si important d’informations à leur mini cerveau que seules des méninges performantes sont capables de les analyser. Dans ce repaire d’Hercule boiteux, je suis une mouche qui en prend plein les facettes.

Je n’oublierai pas Lysette et son teint des îles, et son cheveu crépu blanc de centenaire fatiguée, et son corps prisonnier d’un fauteuil à lanières, et ses os comme du verre ébréché, et ses muscles rabougris qui ne jouent plus le jeu, et ses pieds minuscules torturés dans des orthopédiques, et son regard désintéressé posé sur ce monde aussi freiné que ses vieux roulis.
Planté devant ses genoux ankylosés par les ans et l’usure, mon kiné2 ne compte jamais ses quarts d'heure à boutonner son gilet élimé. Quand, par déveine, le mercredi s'est associé avec le mardi, il remet ça. Soulevant délicatement cet avant-bras douloureux qui coince le pan de laine indiscipliné. Lysette le regarde faire sans jamais dire. L'air de s'en remettre à cet étranger qui aurait l'âge d'un petit-fils dévoué. Parfois, elle fait connaître sa fatigue de trop d'exercices, trop de genoux-flexions dont elle ignore les bienfaits sur son corps frêle et fatigué. Même pas une voix, juste un son que le rejeton d'adoption décrypte à la seconde. Alors il la rassure. Lui promet, la main sur son épaule trop emmitouflée, qu'il la laisse au repos. "Vous avez bien travaillé aujourd'hui, je suis content". Le quart d'heure suivant est dédié aux souliers d'acier que le petit bout de femme assis pour l'éternité ne lassera plus jamais. Le tableau est religieux. Lysette le regarde de là-haut. Elle est toujours un peu ailleurs, Lysette. Accroupi, son bienfaiteur noue méticuleusement les flots. Comme il l'avait fait hier, comme il le refera demain, puis se redresse pour rouler le fauteuil jusqu'à la salle d'accueil. Jusqu'à ce que l'ambulancier emporte cet équipage indifférent aux autres. 

Je n'oublierai pas Roland et sa poche d'urine facétieuse. Il ne savait pas, Roland, ou avait oublié que l'objet bilieux, fixé à sa ceinture par un urologue en mal d'alternatives,  n'appréciait pas d'être brimbalé. Et quand bien même... Comment y faire avec tant de ficelles quand un kiné attend de votre carcasse usée qu'elle s'agite comme au temps des bals masqués, des belles à faire valser.
Roland est anéanti. Le crochet a sauté tandis qu'il débutait son exercice et il sait déjà qu'il n'aura pas assez de souffle pour ressasser sa confusion, rabâcher ses excuses. La salle est pleine à craquer et l'odeur, sans pitié, s'est répandue dans l'atmosphère aussi vite que le liquide jaunâtre sur le sol plastifié. Toute la crainte dans le regard de Roland de l'infamie à venir, la panique dans ses gestes déjà tremblotant, bientôt les regards apitoyés à affronter. Ses plaintes psalmodiées en disent long sur sa certitude à avoir rompu l'équilibre des éléments tout autour. Il est en colère contre lui-même; ça ne se fait pas, passés les quatre-vingts ballets, de lâcher ses sphincters, de laisser s'exprimer le naturel. Encore un peu et il crèverait de honte. Mais c'est sans compter sur le geste prompt de kiné2. La jeunesse a tué dans l'oeuf toute velléité de la vieillesse à rougir, tout risque pour l'ancien de subir, sans broncher, le déshonneur.
Les rouleaux de papier saisis en deux temps trois mouvements agiles ont absorbé avant même que Roland ne s'exerce à un troisième râle. Une escouade de rippeurs n'aurait pas été plus efficiente. Kiné2 étouffe les mots apitoyés: "Ce n'est rien, Monsieur, ça arrive tout le temps. Voyez, il n'y a plus rien". A son oreille: "J'ai regardé autour, personne n'a rien vu. S'il y a un autre problème, vous me le dites, pas de souci". Le clin d'oeil discret me touche à l'âme. 

Lysette et Roland reviendront demain et après, observer ce théâtre de toqués. Leur médecin ne leur en n'a pas laissé le choix. Et la mouche observera encore ce ballet.

Mon J-14 fut délicieux. Pas seulement parce que je pédale à nouveau mais parce que je vole, d'une scène d'humanité à l'autre.


SgS.



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