mardi 14 avril 2015

Sucré... salé



Vlà le cuissot de M. Larousse qui a eu l'amabilité de faire le modèle.
Avec un ligament croisé et un tendon intacts...  cela va de soi.


Je vais prélever un bout de tendon". Les mots du doc ont craqué. Comme un petit os de grenouille broyé par une mâchoire humaine au déjeuner de Noël.  
"Prélever un bout de tendon". Edouard m'a clouée au matelas. KO intérieur. Un truc a raccroché dans mon fond de gorge. J'ai ravalé. Je ne voudrais pas passer pour une sensible de la chair, une chatouilleuse de la rotule. Enfin quand-même. Si je m'attendais à ça. "Prélever un bout de tendon". Mon boucher dit le même genre de trucs. "Vous prenez le gras avec, j'vous l'emballe ou je vous l'ôte?" Chez le commerçant, ça fait toujours un peu TP de vivisection; dans une clinique, la formule est chirurgicale; fait le bruit du scalpel. Pourtant j'étais sujet de mille prévenances. Dr. Edouard a vite senti qu'il fallait y aller mollo sur les annonces de fin-du-monde. "À l'arrivée ce genou sera comme neuf". C'est quand qu'on arrive?

Pénétrer dans le cabinet d'une blouse blanche qui ouvre des jambes comme vous lardez un steak pour lui cuire l'intérieur est toujours un instant étrangement religieux. Un brancard au centre d'une pièce immaculée, une étagère unique sur laquelle repose la déco minimaliste: deux sections de genoux ton cadavre flanqués de prothèses en titane trempé piquées à Iron Man. Des spécimens. Il y a aussi le bureau du maître. En verre poli dernier cri. Là où le doc repu de détails sur votre anatomie vrillée se saisit d'un dictaphone auquel il relate par le menu ce qu'il vous gratine. Un instant de solitude clinique exceptionnel... Tout ça après avoir imité l'alphabet avec votre articulation, il faut s'en rappeler.
J'aurai bien pris un ou deux genoux à mon cou mais le plus défaillant voulait connaître la suite.  Et vous aussi!


Ce tendon donc? Sur l'extérieur de la cuisse il ne souffre pas, semble-t-il, d'être un chouïa détourné de son usage initial. D'ailleurs je préfère "détourner" à "prélever", ça fait moins bruit de fourchette qui racle l'assiette en grès avec son pote le couteau aiguisé. C'est lui, décroché par un bout, repassé ici et là dans la zone rotulienne et refixé (criiisss, fourchette!) dans l'os du fémur qui fera tout le boulot à l'avenir. Un ersatz de ligament croisé. En fait de "refixé" c'est plutôt (criiisss, fourchette!) ... vissé. Ah les gros mots me reprendraient presque si je ne me retenais pas. Je résiste.

Oui "vissé", vous avez cru bien lire.
Edouard est un vicelard. Soigne le détail: "Oui, on fait un léger trou avec une perceuse et on loge cette petite vis que voilà"

Le bidule est entre mon pouce et l'index. Transparent comme du plexiglas. Léger et dur. Si j'puis me permettre la remarque de madame Bricolage, on dirait plutôt une cheville. Une nausée arrive. J'ai un truc qui passe pas avec les corps étrangers à l'intérieur de mon intégrité.  Edouard a senti venir la bascule de la patiente éprouvée, tête la première sur son carrelage en granit. Et le trauma crânien improvisé: "Pas de panique, c'est du glucose. Il va se désagréger et l'os se reformer et pincer le tendon".

Du glucose! Pourquoi j'ai pas fait médecine? Trop long. Du glucose... Du sucre quoi. Qui va fondre comme dans une tasse de café fumant en même temps que le fémur rebouchera l'outrage de la Black&Decker. Tout ça sous l'effet de l'irrigation de la machine interne. Génialissime! Je suis bluffée. Le cours magistral d'Edouard me ferait presqu'oublier qu'avant la trempette du canard, il va bien falloir éplucher tout ça. Un instant de grâce, une petite échappée, le  voyage de l'inculte. Me voilà rencardée sur le sort de mon voisin du premier palier.
C'est confirmé, je le sais désormais: une heure durant, mon bout de jointure va bel et bien morfler pendant que je roupillerais.

Mais j'échappe à un rejet de plexiglas. Pas rien.
SgS.



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