mercredi 29 juillet 2015

Voix off et affolements

La chute, la chute, la chute! (9 367 sadiques)
Vrai que l'engagement a été pris ici que le piteux exploit de la dame serait révélé et décrypté avant le cap des dix mille. Vous l'avez bien mérité, espèces de fidèles! La prose due sera donc pondue. Mais à l'instant où le clavier réclame à nouveau sa ration de mots, sa pitance bimensuelle, excusez du peu... le compte n'y est pas tout à fait.

Et surtout, j'en ai appris une bonne il y a quelques jours. Que je ne peux pas ne pas vous confier tant l'émoi qu'elle m'a flanqué m'a laissée sur les... rotules. Aussi sec! Ce qui n'est pas forcément confortable pour une amochée du genou. Depuis, mon cerveau est en ébullition. Et une petite voix de schizo n'arrête pas de me répéter qu'on s'est peut-être bien payée ma trogne, qu'on s'est fait mon genou,  qu'on s'est rincée sur la bête et sur le dos de la sécu. Le genre de petite voix féroce, sans gêne. Qui se moque, qui se gausse, se repaît de mon dépit, se nourrit de ma contrariété. Une vraie salope.

L'information a été portée à ma connaissance de manière fortuite, puis ruminée, renversée dans tous les sens, passée au shaker: "Vous avez entendu la dernière? Du côté de Dijon... Un chirurgien répare les ligaments croisés sans opérer. C'est fou ça", m'a balancé mon kiné4 tandis que je m'appliquais à pousser comme une damnée sur mes deux ressorts pour tenter, un oeil sur ma dignité, d'écraser une presse à 45 kilos.
Dix séries de quinze à deux jambes puis cinq séries de dix sur le seul membre convalescent. Quand c'est pas le quart d'heure de vélo elliptique,  les pompes sur la machine à repulper les ischio-jambiers, la grimpe imaginaire sur le stepper... Trois mois que ça dure. Trois mois d'une mue intensive en reine du fitness.



La reine du fitness, c'est moi!
Veronique et Davina réincarnées dans
un seul et même body. La machine
à repeupler les ischio-jambiers sera votre
nouveau joujou très rapidement.

Alors forcément, je l'ai pas sentie venir. Trop occupée que j'étais à m'agiter comme une Véronique et Davina sous ecsta. Ça peut épuiser à force. Quand la nouvelle est parvenue jusqu'aux frontières de mon cerveau, essentiellement concentré sur l'effort physique et les décomptes à répétition, mes neurones se sont affolés, j'ai tout lâché. Et relâché. Mes guiboles en même temps que mes joues gonflées à l'hélium. Les poids se sont percutés un à un comme des dominos. Retentissant en un effrayant vacarme à la Call of Duty. J'ai conservé la couleur de l'épiderme. Écarlate. Mais écarlate version furax. "Pardon? j'ai balbutié. Sans opération? Du côté de Dijon ?"

Dirais-je que la moutarde m'est soudainement montée au nez?

Paraît que par temps de forte émotion à vous décoller les deux rétines, toute votre vie défile comme sur une bobine de Super huit. Que l'ancêtre du camescope crépite un peu, saute, floute le sépia mais qu'on y voit l'essentiel. Moi, j'ai vu une jambe en berne, une charlotte en papier, une combinaison mal nouée dans le dos par une pression sur trois, une cheville en glucose, une perceuse Black&Decker, une machine à flexions, une balafre rouverte, une meute de blouses blanches autour de mon lit de misère et un crucifix au mur de ma chambre d'hôpital d'abbesses. Je revois aussi en boucle la vidéo de deux docs en bloc en train de s'exciter à grands coups de massette sur une barre de métal coincée dans le genou d'un patient shooté derrière un champ. La petite dernière bien juteuse que m'a collée une bonne-copine-comme-on-n'en-fait-plus sur le mur de mon FB peu après l'opération. Réplique d'un scénario des garçons bouchers que j'aurais vécu endormie? Je sais, je dramatise, tout de suite, mais quand-même... Il est tellement réaliste ce film. Difficile de ne pas me demander si ça s'est mieux passer en ma compagnie. Je vous l'ai dit déjà : j'ai pas fait médecine, moi ! Les vingt secondes d'épouvante ont largement fait le tour de la toile et produit leur lot de nausées. Et v'là qu'on me titille à nouveau la patience maltraitée !

J'hésite.
Je ne vais quand-même pas céder à une pulsion qui consisterait, en poussant des cris de femelle grizzli, à arracher l'empilage des trente poids figés dans l'appareil et les balancer à mon entourage en plein effort. Je pourrais passer, au mieux, pour une hystérique. Pas l'envie qui m'en manque pourtant, j'en ai encore sous le pied depuis tous ces entraînements. Mais j'le ferai pas. Mais j'pourrais. Mais j'le ferai pas. Mais... Et la voix de la dingue qui s'y remet, me chuchote "qu'ils savent tous et qu'ils se marrent bien, entre eux, quand les ligaments croisés locaux asticotés au scalpel quittent la salle des gonflettes". 
Je me demande quand-même si elle ne serait pas un peu parano ma voix off. Un beau spécimen que voilà, d'ectoplasme vrillé complètement psy.

"Et c'est quoi sa technique exactement, au Dijonnais?" ai-je demandé, tout mon bouillonnement retenu dans une bulle de savon prête à éclater. Nan parce que c'est pas comme si je n'étais pas passée sur le billard d'Edouard avec six mois de kiné à la clé et pas un seul petit tour de piste en basket ou en étrier. Les dadas ont pris un demi quintal chacun depuis cette affaire à la mauvaise tournure. C'est plus grave pour Médor. Comme moi, il a opté pour le chocolat en conditionnement famille nombreuse. Bref, une cargaison de dégâts collatéraux se chiffrant en embonpoint, et des victimes à poils à la pelle!
Je crois que je suis bonne pour la mégadéprime. En box ou en niche. La compagnie vous assaisonne toujours très efficacement une neurasthénie balbutiante.


Plus sympa qu'un énième cliché du genou défiguré:
deux beaux dadas
à mobilité toute aussi réduite
que leur propriétaire!
Mais il y a pire que les voir grossir...
il y a les regarder partir en promenade sous d'autres
cavaliers disposés à rendre service!


"En fait il n'opère pas, il immobilise la jambe. J'ai pas trop les détails, a précisé le kiné4 mais le patient ne doit pas bouger le membre pendant des mois. Ce qui permettrait peut-être aux bouts de ligament de se reconnecter ensemble, un truc dans le genre". Je phosphore à cent à l'heure. Me rappelle mes quinze jours d'attèle, les douches en Y accompagnée de mes deux tabourets de boulet. Et le cauchemar des nuits à compter les mouches au plafond, à m'endormir le corps droit comme un i. "Pendant des mois"! La précision fait son petit effet. Je ne retiens qu'elle. Je crois avoir été au taquet de l'immobilisation.
"Du coup quand il faut remuscler tout ça, on part de zéro. C'est forcément très long". Faut que j'en sache plus. Ne serait-ce que pour faire taire l'aliénée qui me triture le cortex avec ses délires de persécutée.


Attente, déprime et chocolat pour Médor...
Elle remet ses basket quand la dame?

La grande toile qui ne fait jamais mystère de ses savoirs autant que ses lacunes, semble avoir zappé la recette du Dijonnais. Rien sur l'angle de vue de la blouse blanche, sur sa technique pacifique. Ça sent les gros bobards de la trempe de ceux qui font mousser une réputation de chirurgien. Je respire mieux. Mais la dégénérée ne veut pas me lâcher: "Cherche encore, tu vas trouver. J'te dis qu'on t'a charcutée pour de rire". On la perd la toquée.
Je peaufine encore. L'écho agité de ma demeurée de service devient assourdissant. J'aiguise le mot-clé. Quelques lignes ici et là évoquent un croisé antérieur plutôt téméraire et pas mal culotté. SantéSport magazine y va de sa thèse sur un ligament rompu capable, au terme d'une période de mobilité réduite à zéro foulée, de retrouver vie grâce à son voisin le croisé postérieur sur lequel sa portion tibiale, pour l'essentiel, se reconnecterait à la longue. En langage savant, ce phénomène naturel est une pédiculisation.
Rien de systématique toutefois. Ce qui me calme un peu les nerfs à vif. Car m'imaginer une seule seconde en replay avoir consenti à me laisser plâtrer la jambe vivante durant six semaines à quatre mois - au mieux - pour entendre un spécialiste ès-IRM m'annoncer, à l'issue, que le bidule filandreux a boudé son homologue d'à côté... Qu'il va finalement falloir répliquer au bistouri.
Voilà comment on se retrouve au fossé pour une année. Comment on finit par bouffer ses bourrins et son clébard en lasagnes. Comment on se récolte des mois d'une immobilisation forcée arrosée aux alcools forts.  
J'ai bien assez picolé durant mes dix jours de banquette et vidéos à la demande. Plus, eut été abuser. Se pourrait-il donc que les doigts d'argent, mon quaterback, kiné2, kiné3 et kiné4 aient sauvé mon foi d'un naufrage éthylique?

Tiens donc, je n'entends plus rien... L'oeuvre de bienfaisance collective en cours aurait-elle cloué le bec de ma folle-dingue?

Faudra quand-même que je cause à Edouard de ce mystérieux confrère dijonnais.

SgS.



vendredi 17 juillet 2015

Massez pas ou je tire!



En cadeau: les mains, les fameuses,
de mon quaterback. Après les exercices, la jambière
à glace est devenue plus rare, moins indispensable,
deux mois après l'opération, mais les massages
restent un must. Surtout lorsqu'ils sont
pratiqués... tout en douceur!  

Des semaines qu'on me vantait à grandes louches les "mieux-faits" du mois dépassé de quelques miettes! Ceux qui savent pour se charger de réparer les cagneux, ceux qui sont "passés par là" (soit une grosse marmite des 8 miiiiiille 700 fidèles -moi-même je n'en reviens pas- qui lisent désormais cette prose bi-mensuelle)  m'avaient prédit le cap des sensations meilleures, des mouvements plus vifs, plus assurés, plus euh... aboutis. Aucun ne m'a menti. J'ai fini par enfin y goûter. Je vadrouille sans grimacer, je déboule les escaliers, je fais la nique aux vieilles allées pavées, je fais la maligne sur mes deux pieds, bref... je suis à nouveau en totale interpénétration avec mon intégralité, je fais corps... avec mon intégrité.

Mon J-42 est encore frais en mémoire et en jambe. C'était devant l'école du petit dernier. Un samedi matin. De retour à la grille après le bisou d'encouragement, je me suis soudain rappelée un réveil sans raideur matinale. Un réveil comme les seize mille soixante autres d'avant la chute et depuis que ma charpente s'est mise à maîtriser la fonction marche. Soit depuis l'âge des bavettes.
Car des autres réveils je ne vous ai pas encore ou peu parlé. Ceux précédés de moult et soudaines sorties de sommeil dues à de fugaces impressions de paralysie partielle auxquelles on ne met fin qu'en s'arrangeant de petits râles de douleurs en pliant et dépliant le genou. Ceux grignotés par l'impatience de guérir, de se défaire de la contrainte. L'occasion de penser, beaucoup. De se repasser le film. De se remémorer en premier la piste d'avant la falaise, de cogiter sur l'absence de filet de sécurité, ou de dédicacer quelques recoins de sa mémoire à cette belle au bois dormant qui avait boudé son réveil post-opératoire. Il faudra d'ailleurs que je songe à vous en dire d'avantage sur cet oiseau de passage. 
Sans que l'on s'en rende vraiment compte, la quinzaine de nuits la jambe immobilisée dans l'attelle vous conditionne un tantinet une dormeuse. Mes stations sur le ventre ne font plus partie de mes heures obscures, celles sur le côté sont exceptionnelles. Je ne dors plus que sur le dos, mirettes rivées au plafond. La péripétie m'a fait grandir, je roupille comme une adulte, comme une retraitée, comme une prise en charge par la sécu. Mais désormais je me réveille mieux. Toutes les carcasses mûres ne sautent pas de leur lit. Moi, si!

Mais avant ce petit bonheur à la puissante portée psychologique, générateur de dopamine équivalente à une bouchée de chocolat 100% cacao qui aurait échappé aux euro-directives et pourrait vous filer l'envie de vous fracasser bénévolement le genou, il me faut vous dire l'effet de stupeur du massage made in kiné's home.  A J-93, je m'en souviens comme si c'était ce matin. 

La chose s'est produite à J-33. J'ai rien vu venir. Prise par surprise. Comme l'interro qui va vous recoller une moyenne dans les chaussettes. Au prétexte qu'il faut à tout prix éviter les adhérences des chairs sous les cicatrices, deux pognes aux apparences sympathiques, a priori, ont saisi mon genou balafré par quatre endroits. Encore à cette seconde, je crois toujours que le remplaçant de mon quaterback parti en vacances, a pensé que j'avais déjà deux mois de convalescence dans les carreaux. En même temps, je ne suis pas la seule silhouette bancale à traîner ses guêtres dans le coin. Allez vous y retrouver dans cette forêt de gueules cassées! En tous cas, notre contact fut intense, bref et mémorable.


Autre petit bonheur vers la sixième semaine après
l'intervention: le droit de se muscler à nouveau
et surtout, de se frotter à des appareils
jusqu'ici réservés aux champions du fitness: la presse en fait partie.

Le garçon s'est concentré sur une marque en particulier. La plus petite. Autant vous dire que je n'en menais pas large en pensant à l'instant où il s'attaquerait à la face nord de ma guibole et sa braguette violacée de dix bon centimètres. Mon cuir chevelu a picoté tout de suite et chacun des poils, chacun des ridicules duvets couvrant mon épiderme s'est dressé comme un régiment. J'ai pas moufeté. Enfin, pas tout de suite. J'ai pensé à une sorte de rite initiatique en me disant qu'à choisir, c'était toujours mieux qu'un genou emballé dans un gant rempli de fourmis rouges. Et puis c'est pas comme si j'étais au milieu d'une salle de fitness gavée de baraqués essoufflés, transpirant et décidés à battre leur dernier record sur la petite reine d'appartement. De quoi aurais-je eu l'air à pousser une Marseillaise, à geindre comme une chatouilleuse?
J'étais cramoisie. Plus je m'interrogeais sur l'opportunité de cette friction de légionnaire, plus le furieux me pénétrait les tissus avec ses deux pouces comme des têtes chercheuses. Deux pouces, c'était deux de trop. Ce fou en liberté avait trop de phalanges, trop de doigts, trop d'énergie dans le poignet. Je ahanais ou je me collais en apnée. Je le confesse ici: quelques larmes de fond commençaient à me mouiller le blanc de l'oeil à trop refouler mes... sentiments!

Jusqu'à ce qu'il jette enfin un regard dans ma direction et que je vois en cette petite attention providentielle la fin de ces souffrances localisées. Forcément, il ne pourrait demeurer insensible à la teinte suspecte de ma bobine, encore moins à ce catalogue de grimaces qui me ravageait la face. "Alors, tout se passe bien?" qu'il m'a balancé. Comment peut-on poser pareille question à un être vivant accroché à sa cuisse comme à une tronc de sauvetage et semblant chercher son oxygène? "Nan, ça va pas du tout, j'ai lâché sans respirer. J'ai un mal de chien, je crois que c'est un peu tôt". J'ai eu envie de le mordre, le sadique qui malaxait encore. "Non non, on est bon. C'est normal que ça tire un peu, ça tire toujours".  Si j'avais eu un famas, j'aurais tiré aussi. Normal.
Mais pas une seule arme dans les parages. Des crèmes, des lotions, des rouleaux de papier absorbant, des frites en polystyrène, des triples élastiques, des poids mais pas de carabine. Je me voyais bien le pendre à un espalier et lui forcer un petit grand écart avec deux gros sacs de plombs à 40kg l'unité, fixés à ses mignons ripatons. Oui ça tire aussi. Normal. Mais bon les accessoires, la violence tout ça...
J'ai ravalé et subrepticement replié ma jambe. Il s'est à nouveau retourné, l'air surpris du môme à qui on retire son hochet: "Peux plus", j'ai dit, déterminée à ne pas lui rendre ce morceau de mon corps maltraité. Juré-craché, il n'approcherait plus ce stigmate, témoin de mes tonnes de courage déjà dépensés jusqu'ici. Toutes les palettes du pourpre avaient mille fois envahi ma trombine durant ces folles trois-quatre minutes. Plus que je ne pouvais encore en supporter.
Pourquoi est-ce que les quaterbacks prennent des vacances?
"Allez, on en a fini! il a lâché. C'est bon pour aujourd'hui". J'ai déguerpi sans quémander mon reste. Fière de n'avoir buté personne, fière d'avoir résisté à la tentation criminelle.

Plus qu'un moyen-drôle souvenir. Entre temps, mon mécanicien désigné a réapparu, regagné la salle des tortures et retrouvé mon bout d'articulation sauvé in-extremis.  Et puis surtout, j'ai atteint brillamment ce J-42 aussi jouissif qu'un tout schuss dans une poudreuse matinale ramollie par un soleil des Alpes. Ou des Vosges.
Au fait, vous ai-je déjà raconté comment je me suis bousillée le ligament croisé? Je manque à tous mes engagements. Allez, puisque vous êtes désormais si nombreux à m'en réclamer le récit...

SgS.         

samedi 4 juillet 2015

La mouche du coach


On y est presque! Mon J-14 a été source de petits bonheurs.
Tant de ballons écrasés
et enfin, deux petites pédales
à pousser jusqu'au sommet.
Un vent de liberté me redonne l'air qui me manquait,
le sentiment de revenir parmi les vivants. En selle!


Je suis l'infirme de passage la plus plainte de mon lopin d’intimes. Chacun m’envoyant sa mélopée avec plus ou moins d’intense sensibilité. Jamais une, jamais un pour manquer la petite occasion de me remercier de l'avoir fait à sa place. Ça non, on ne m'envie pas dans mon Landernau! 

Remarquez... moi non plus. A votre place, je ferais tout pareil; j’adopterais mon regard peiné de bonne-soeur et me servirais un bon « ma pôv! » de derrière les bénitiers, ou la moue du sujet à l’occlusion intestinale imminente pour me livrer un « c’est con c’qui t’arrive », le regard planté vers le genou coupable. Ah j’ai mieux! Je goûte encore la petite touche pertinente de l’indécrottable bedaine-binouze-banquette croisée à la sortie du cabinet médical de l'interne-pas-fini qui m'avait pourri la plaie (cf: Régime sans liquide et à l'arrache). Le genre capable de vous claquer sans prévenir le « toutes façons, moi, j’ai toujours dit, le ski c’est un truc d’allumés qui se la racontent sensations fortes et tout ça… Là j’dis pas ça pour toi mais… »

… Mais un peu quand-même.

En vrai, c’est pire. Un maelström de tout ça. Des fois, je me demande comment je tiens. 
Comment je fais pour supporter l'intrusion quotidienne d'un, deux, trois kinés sur mon transat au soleil, mon fauteuil cathodique, mes journées zéro activités à me laisser pousser une bouée ? Et comment je fais pour demeurer stoïque quand une athlète des sommets passée avant moi par le même bistouri, demande à son coach, faussement innocente, si je porte une prothèse pendant que je me tue à slalomer avec dignité entre les piquets d'une piste de course-relais. Pas forcément gagné, à J-14, de ranger mon genou défectueux à la remise de ma mémoire corporelle.
Une prothèse! Sans déconner. Est-ce que je lui demande, moi, si elle s'achète ses mollets et ses cuissots chez Big Jim Bazar.
On en reparle à J-60 la Walasiewicz.  En Griffith-Joyner je reviendrai détrôner la bête.

Comment je fais en attendant? Je résiste.
En même temps que je découvre le monde au ralenti. A la façon d’une mouche regardant défiler son slow-motion. Il était temps que l’on s'aperçoive enfin que ces petites espèces inutiles qui ont le principal don de nous agacer, envoient un nombre si important d’informations à leur mini cerveau que seules des méninges performantes sont capables de les analyser. Dans ce repaire d’Hercule boiteux, je suis une mouche qui en prend plein les facettes.

Je n’oublierai pas Lysette et son teint des îles, et son cheveu crépu blanc de centenaire fatiguée, et son corps prisonnier d’un fauteuil à lanières, et ses os comme du verre ébréché, et ses muscles rabougris qui ne jouent plus le jeu, et ses pieds minuscules torturés dans des orthopédiques, et son regard désintéressé posé sur ce monde aussi freiné que ses vieux roulis.
Planté devant ses genoux ankylosés par les ans et l’usure, mon kiné2 ne compte jamais ses quarts d'heure à boutonner son gilet élimé. Quand, par déveine, le mercredi s'est associé avec le mardi, il remet ça. Soulevant délicatement cet avant-bras douloureux qui coince le pan de laine indiscipliné. Lysette le regarde faire sans jamais dire. L'air de s'en remettre à cet étranger qui aurait l'âge d'un petit-fils dévoué. Parfois, elle fait connaître sa fatigue de trop d'exercices, trop de genoux-flexions dont elle ignore les bienfaits sur son corps frêle et fatigué. Même pas une voix, juste un son que le rejeton d'adoption décrypte à la seconde. Alors il la rassure. Lui promet, la main sur son épaule trop emmitouflée, qu'il la laisse au repos. "Vous avez bien travaillé aujourd'hui, je suis content". Le quart d'heure suivant est dédié aux souliers d'acier que le petit bout de femme assis pour l'éternité ne lassera plus jamais. Le tableau est religieux. Lysette le regarde de là-haut. Elle est toujours un peu ailleurs, Lysette. Accroupi, son bienfaiteur noue méticuleusement les flots. Comme il l'avait fait hier, comme il le refera demain, puis se redresse pour rouler le fauteuil jusqu'à la salle d'accueil. Jusqu'à ce que l'ambulancier emporte cet équipage indifférent aux autres. 

Je n'oublierai pas Roland et sa poche d'urine facétieuse. Il ne savait pas, Roland, ou avait oublié que l'objet bilieux, fixé à sa ceinture par un urologue en mal d'alternatives,  n'appréciait pas d'être brimbalé. Et quand bien même... Comment y faire avec tant de ficelles quand un kiné attend de votre carcasse usée qu'elle s'agite comme au temps des bals masqués, des belles à faire valser.
Roland est anéanti. Le crochet a sauté tandis qu'il débutait son exercice et il sait déjà qu'il n'aura pas assez de souffle pour ressasser sa confusion, rabâcher ses excuses. La salle est pleine à craquer et l'odeur, sans pitié, s'est répandue dans l'atmosphère aussi vite que le liquide jaunâtre sur le sol plastifié. Toute la crainte dans le regard de Roland de l'infamie à venir, la panique dans ses gestes déjà tremblotant, bientôt les regards apitoyés à affronter. Ses plaintes psalmodiées en disent long sur sa certitude à avoir rompu l'équilibre des éléments tout autour. Il est en colère contre lui-même; ça ne se fait pas, passés les quatre-vingts ballets, de lâcher ses sphincters, de laisser s'exprimer le naturel. Encore un peu et il crèverait de honte. Mais c'est sans compter sur le geste prompt de kiné2. La jeunesse a tué dans l'oeuf toute velléité de la vieillesse à rougir, tout risque pour l'ancien de subir, sans broncher, le déshonneur.
Les rouleaux de papier saisis en deux temps trois mouvements agiles ont absorbé avant même que Roland ne s'exerce à un troisième râle. Une escouade de rippeurs n'aurait pas été plus efficiente. Kiné2 étouffe les mots apitoyés: "Ce n'est rien, Monsieur, ça arrive tout le temps. Voyez, il n'y a plus rien". A son oreille: "J'ai regardé autour, personne n'a rien vu. S'il y a un autre problème, vous me le dites, pas de souci". Le clin d'oeil discret me touche à l'âme. 

Lysette et Roland reviendront demain et après, observer ce théâtre de toqués. Leur médecin ne leur en n'a pas laissé le choix. Et la mouche observera encore ce ballet.

Mon J-14 fut délicieux. Pas seulement parce que je pédale à nouveau mais parce que je vole, d'une scène d'humanité à l'autre.


SgS.